LE MONDE | 26.05.03

 

 

Pour Jamling Norgay, "l'Everest n'est pas un terrain de jeu"

 

Le 29  mai 1953, le Néo-Zélandais Edmund Hillary et son père,

le sherpa Tenzing Norgay, atteignaient pour la première fois

le plus haut sommet du monde (8  850  m).

 

 

 

Vous avez gravi l'Everest en 1996 et juré de ne plus jamais y retourner, pourquoi ?

 

J'en rêvais depuis mon enfance. J'ai l'alpinisme dans le sang et être le fils de Tenzing Norgay a sans doute encore renforcé ma passion. C'était une chose qu'il me fallait absolument accomplir, mon destin. Au fond de moi, j'ai toujours su qu'un jour je monterais au sommet de l'Everest. C'est sans doute ce qui m'a ramené dans ma région natale car j'ai vécu, étudié et travaillé dix ans aux Etats-Unis, dans le Wisconsin. Il y avait des montagnes mais pas les mêmes qu'ici et je pensais sans cesse à l'Everest. Après être monté au sommet, j'ai senti que j'étais allé au bout de ce désir qui guidait mon existence jusque-là, que je pouvais passer à autre chose.

 

Qu'avez-vous trouvé au sommet de l'Everest ?

 

J'y ai repris contact avec mon père. Avec mes frères et sœurs, nous étions scolarisés en internat neuf mois de l'année. L'été, il partait souvent donner des conférences. Je ne l'ai pas suffisamment connu. Je l'ai retrouvé là-haut et c'était essentiel pour moi. Atteindre le sommet était une manière de lui rendre hommage et ça a changé ma vie, dans le bon sens du terme. Et je me suis trouvé aussi, j'ai compris la patience, le respect qu'il fallait accorder à la tradition.

 

Les uns sans les autres, les Occidentaux et les sherpas auraient-ils gravi l'Everest ?

 

Sûrement pas. Les montagnes sont là depuis toujours et les sherpas depuis longtemps mais, pour eux, les montagnes sont sacrées. C'est devenu leur gagne-pain quand les étrangers s'y sont intéressés, mais les sherpas ne sont toujours pas attirés par la performance pure. Certains enseignent dans des écoles d'escalade mais peu grimpent par vanité personnelle. Pour la plupart, ils n'ont pas perdu leur âme. Les Occidentaux, eux, ont toujours eu besoin qu'on porte leur matériel en haute altitude. Certaines expéditions commerciales frisent aujourd'hui le ridicule. Des clients montent équipés d'un appareil photo, d'une gourde et de leur crème solaire dans un endroit où ne pas disposer de son propre matériel peut vous condamner à mort. Souvent, leurs sacs sont acheminés jusqu'au camp le plus élevé, et on leur y installe les tentes. Un beau jour, les clients n'auront plus que leur masque à oxygène sur le visage et on leur portera aussi leur bouteille d'oxygène mais ils continueront à se vanter d'avoir vaincu l'Everest, à écrire des livres et à en tirer des bénéfices.

 

 

 

 

 

 

Vous condamnez l'affluence de plus en plus importante sur les pentes de l'Everest ?

 

Cela crée des revenus pour le gouvernement et le peuple népalais, et le tourisme ici est capital. Mais plus de vingt expéditions ensemble sur les pentes de l'Everest, ça représente 500 personnes et pose un problème de sécurité majeur. Le gouvernement pouvait difficilement refuser des permis d'ascension pour le 50e anniversaire, mais avec le monde qu'il y a, un montagnard sensé ne devrait pas s'y trouver.

 

Qui peut atteindre le sommet de l'Everest ?

 

Des gens rompus mentalement et techniquement aux exigences de la montagne, et bien entraînés physiquement. Il n'est pas inutile non plus d'avoir lu des ouvrages. Une ascension comme celle de l'Everest se construit et se mérite. Elle nécessite beaucoup de patience et d'amour. Disposer d'argent ne devrait pas être une raison suffisante pour tenter l'ascension.

 

La supériorité physiologique des sherpas en haute altitude vous est-elle apparue comme évidente lors de votre propre ascension ?

 

Oui. J'ai tout de suite senti que j'aurais pu faire le sommet sans oxygène, mais je n'étais pas là pour battre un record. Nous, les sherpas, nous nous adaptons plus rapidement qu'aucun humain parce qu'on vit depuis plus de cinq cents ans à 10 000 pieds ou plus. Lors de mon ascension, je n'ai pas eu d'hallucinations. J'étais à 100 %.

 

Comment voyez-vous l'Everest dans cinquante ans ?

 

J'espère que l'attitude de ceux qui la gravissent aura changé, qu'ils le feront avec plus de respect de la culture et de l'environnement, avec les bonnes motivations. L'Everest n'est pas un terrain de jeu. C'est un endroit dangereux. Ceux qui paient pour y aller doivent se souvenir qu'ils n'achètent pas le sommet mais simplement l'accès au camp de base.

 

Si vous aviez le contrôle de l'accès à l'Everest ?

 

Je limiterais les permis d'ascension à cinq expéditions par saison et je soumettrais les participants à une sorte de sélection pour m'assurer de leur expertise. Une semaine au camp de base de l'Everest suffit à voir qui il faut dissuader de tenter l'ascension. L'attitude et le discours ne trompent pas.

 

Les flancs de l'Everest recèlent des déchets et des dépouilles humaines...

 

Les gens prennent de plus en plus conscience de l'environnement et redescendent autant de déchets que possible, mais avec la foule qu'il y a là-bas cette année, qui sait... En ce qui concerne les corps, ils sont là un jour, puis sont soufflés par le vent le lendemain. On essaie de les mettre dans des crevasses pour éviter une vision désagréable lorsqu'on grimpe.

 

 

 

 

 

Sherpa, le nom de votre ethnie est devenu un terme qui signifie porteur, cela vous gêne-t-il ?

 

Changer cela serait à peu près aussi dur que de modifier le nom de l'Everest, mais chez nous, il n'y a pas de confusion. Nous n'avons pas de système de caste et quand on est porteur d'altitude, on peut exercer différentes fonctions, du camp de base au sommet, dans une expédition : cuisinier, plongeur, guide de trek. Il y a aussi le sirdar, le chef des sherpas dans une expédition. C'est un système dans lequel on peut progresser tout en continuant à croire en nos valeurs et en perpétuant nos traditions.

 

Est-il difficile d'être le fils de Tenzing Norgay ?

 

Après son ascension de l'Everest, mon père a été élevé au rang de demi-dieu, on venait chez lui comme sur un lieu de culte. Il arrive encore que des gens touchent mes pieds et je suis embarrassé.

 

 

 

Propos recueillis par Patricia Jolly

 

 

A la recherche de l'âme de mon père,

de Jamling Tenzing Norgay

Presses du Châtelet, 286 p., 20.95 € .

 

 

 

 

L'Everest en chiffres

 

 

 

 

 

 

 

Sir Edmund Hillary va défiler à Katmandou

 

 

Fêtes de rues, défilés, concerts et réceptions en tout genre doivent marquer cette semaine au Népal le cinquantième anniversaire de la conquête de l'Everest par le Néo-Zélandais Edmund Hillary et le sherpa népalais Tenzing Norgay. Les deux alpinistes avaient été les premiers hommes à gravir le Toit du monde (8 850 mètres d'altitude), le 29 mai 1953. Mardi 27 mai, Sir Edmund Hillary (il a été anobli depuis par la reine d'Angleterre) traversera la capitale du royaume himalayen dans un carrosse tracté par des chevaux, devant plusieurs alpinistes qui ont, eux aussi par la suite, réussi l'ascension. Cette procession rappellera celle qui avait été organisée au lendemain de l'exploit du Néo-Zélandais, âgé aujourd'hui de 83 ans, et de son compagnon népalais, décédé en 1986. Selon l'Association népalaise des montagnards, la Japonaise Junko Tabei, première femme à avoir réussi l'ascension de l'Everest, ainsi que l'Italien Reinhold Messner et l'Autrichien Peter Habeler, premiers alpinistes à s'être hissés au sommet sans l'aide de bonbonnes d'oxygène, participeront également au défilé.